Les ombres que nous sommes

C’est sous le signe de la nuit et de la nature que se placent les nouvelles toiles de Katia Bourdarel présentées à l’espace du marais de la galerie Sator. Le noir ici domine  : théâtre nocturne des métamorphoses. Métamorphoses végétales où se meuvent bribes d’arbres et nus mêlés, femmes nymphes et déesses originelles, ici Daphné, là Driopé ou les Héliades…Et nous voilà plongés dans une forêt intérieure nimbée de mysticisme et de mythes. Echo d’une nature ancestrale perçue comme retour aux sources, révélatrice de troubles vérités.

La représentation du corps chez Katia Bourdarel trouve ses fondements dans une tradition classique qui ne cesse d’être pervertie, tamisée au filtre du présent et de ses vertiges. Chez elle, la beauté, et tout ce que cela draine d’idéal, de paradis, de joie, de lumière, de fleurs, ne cesse d’être ambivalente. Monstrueuse. Trouble. Monstrueuse beauté que l’on retrouve dans les toiles antérieures où l’artiste représente des corps liés, entravés, enfermés, transformés. Dans les toiles actuelles, une même ambiguïté demeure.

«  Ici  », nous dit l’artiste, «  les corps entre chien et loup se transforment dans un slow motion interrompu dans une image ambiguë  : une volonté de retenir l'instant qui fuit, de ralentir, d'incarner la lenteur, de faire un pas de côté, vers une autre voie  ». Les visages se dédoublent. Les corps se mutent, se diluent, s’étirent, se transforment en présence énigmatique. Dans ce mouvement de l’image, toute fixité du sens nous échappe. La peinture s’ouvre et nous interroge. Elle est comme cette nuit étoilée dépeinte par l’artiste  : Etoiles  ? Lucioles  ? lumières électriques  perdues dans les feuillages ? Elle s’éteint autant qu’elle illumine. Féerie de l’absurde. Sanctuaire de fêtes avortées. Elle révèle autant qu’elle dissimule. Une prière fanée. Un soleil perdu.

Amélie Adamo, critique d’art, commissaire d’expositions et auteure


Katia Bourdarel

Blanche-Neige, Peau d’Âne, le Petit chaperon rouge, la Fille au corbeau, Bambi… Au seul énoncé du titre de ses oeuvres, Katia Bourdarel nous propulse en un ailleurs mémorable. Défilent alors dans notre tête tout un lot de figures qui nous ont fait tantôt rêver, tantôt fantasmer. Qui peuvent aussi nous avoir fait peur. Le conte est le vecteur de prédilection d’une narration sans fil que l’artiste investit en une production d’images dessinées, peintes ou vidéographiques dans lesquelles elle met en scène tout un monde de figures essentiellement féminines, au premier chef desquelles la sienne. Une façon, dit-elle, « d’abîmer mon image sans abîmer la femme ». Dans tous les cas, une façon qui lui permet de fouiller au plus profond de l’être pour tenter d’en extraire quelque chose d’un secret. Le conte dont la matière est universelle est un genre ouvert à tous les vents, à toutes les émotions, à tous les ressentis. Il est un tremplin pour l’imagination et Katia Bourdarel en use pour inviter l’autre à partager un moment suspendu. La fonction narcissique qui le sous-tend procède de ce que le conte est le lieu d’une projection : celui d’une identité rêvée, d’un événement unique, d’une possible destinée. Se rêver en Princesse de rien, voler comme les Filles d’Electre, s’imaginer en papillon. Le conte pour faire l’expérience verticale d’une introspection et s’abandonner au désir enfoui d’une métamorphose.

Philippe Piguet, critique d'art et commissaire d’exposition

Katia Bourdarel, ou le trouble de la peinture

Exposant aux côtés d’artistes reconnus des artistes émergents, la Biennale d’Issy-les-Moulineaux permet chaque année de faire des découvertes. Ayant choisi pour sa 15e édition le thème du rêve, sous le titre « le rêve a ses raisons », inspiré de la célèbre phrase de William Shakespeare « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves 1… », la manifestation accueille notamment Katia Bourdarel, une artiste peintre représentante de la nouvelle figuration française dont l’oeuvre nous a troublé.

Intitulée Narcisse #3, ladite peinture, issue d’une série réalisée à l’huile sur toile en 2018, nous confronte à une scène improbable d’autant plus troublante qu’elle est peinte avec une minutie et un réalisme qui, de loin, peut sembler presque photographique. On y voit, au centre d’une pièce vide, comme rivé à une table faisant office de socle, un corps nu aux allures de statue, à demi replié, entouré d’un drapé rouge écarlate s’enroulant autour de sa taille comme une corolle. Femme-fleur prisonnière ou offerte, elle n’a pas de visage puisque tout le haut de son corps est empaqueté dans un autre drapé mauve ficelé avec un ruban rouge…

Corps contraint, corps statufié ou corps en efflorescence ?… Évoquant autant l’emprisonnement que la métamorphose, le cocon que la chrysalide, ce corps statufié et enturbanné contemple – à l’aveugle, cependant – son reflet dans le miroir qui lui fait face. Étrange miroir qui ne reflète pas ce qu’il devrait refléter – Et l’on songe à La Reproduction interdite de Magritte montrant un homme de dos regardant dans un miroir son reflet de dos…

Mirages

En effet, apparaissent sur le double miroir posé face au modèle des feuilles et des morceaux de spathes d’anthurium, ces grands pétales rouges en forme de calice, absents de la pièce… Autre étrangeté : le drapé reflété est défait, plus semblable à un masque qu’à un paquetage. C’est ici l’idée de transformation qu’a voulu évoquer l’artiste : tandis que l’empaquetage « permet de questionner la propriété du corps », le masque, de même que le miroir, renvoie à la métamorphose et à l’intériorité : « C’est dissimulé, à l’abri du regard des autres que l’on peut être libre, s’appartenir et se réinventer, s’inventer une version désirée ou fantasmée de soi-même 2. » De même que, jouer le jeu du corps objet, posé sur une table comme une statue sur un socle, offert au regard…, permet de se détacher de ce rôle érotique, de cette fétichisation, pour accéder à « un ailleurs », à une infinité de possibles – figurée par le miroir –, et à « l’intériorité » – figurée par le reflet de l’escalier…

Aimant à créer des perturbations entre l’espace réel (ici, la pièce) et l’espace du rêve, du fantasme (représenté par les miroirs) afin de créer une confusion, un doute, Katia Bourdarel cultive l’ambiguïté. Jouant sans cesse des ambivalences, elle nous conduit dans un espace flottant (figuré par les murs blancs) à la lisière du rêve et du cauchemar : mi-otage, mi-déesse, son modèle, dont la pose même évoque la fleur de l’anthurium, « pourrait bien être une femme qui se métamorphose en fleur ». Cette osmose des corps avec la nature, cette propagation du végétal à l’humain est d’ailleurs un thème récurrent dans son travail, et sans doute le plus éclairant sur sa pratique. Outre sa série des Odalisques (2014) ou son Songe d’une nuit d’été (2020), Le Printemps (2021) illustre parfaitement cette symbiose entre l’homme et la nature : un corps nu étendu sur un tronc d’arbre, dans un savant et virtuose jeu d’ombre et de lumière, semble se fondre dans l’écorce. Un morceau de bravoure attestant l’inventivité et la méticulosité de la touche du peintre. Une belle leçon de peinture.

1 - in La Tempête, v. 1610

Propos recueillis le 14 septembre 2023 à l’occasion de la Biennale d’Issy-les-Moulineaux « Le Rêve a ses raisons » Musée français de la carte à jouer

Stéphanie Dulout, Critique d'art et professeur de lettres.

De ta nuque à tes reins, l'infini.

Le creux de la toile, immaculée, néant de blanc, est la réserve des couleurs, ces couleurs qui sont des obscurcissements et des éclaircissements corrélatifs du blanc et du noir qui sont comme deux limites toujours transgressées par Katia Bourdarel, ces limites repoussées au c?ur même du tableau. On voit la gamme infinie des couleurs comme creusement  de la plénitude originaire, actualisation d’un morceau d’infini à l’intérieur de contours qui s’éloignent de la lumière, s’intensifient, s’opacifient, se matérialisent. Alors on suit la métamorphose du modèle. Il devient cru, sa surface s’approfondit et devient acidulée comme la chair des pommes sures. Renflée et salée comme de la chair vivante. Corps à 37°. De la nuque aux reins, l’affirmation d’une infinie souveraineté. Souveraineté des courbes, des renfoncements et autres enveloppes de chair. L’odalisque, objet de peinture masculine, est reprise et transfigurée par Katia Bourdarel. L’objet féminin devient sujet, s’émancipe du regard, s’approprie son être et son apparence. Il y a comme un défi dans l’air, un défi pour le voyeur. La peinture se dissocie, se scinde entre effets d’objectivation et effets d’assujettissement. L’objet de la peinture est d’abord soumis au regard ; celui-ci - c’est sa nature – ramène l’objet à lui, le rapetissant, il le rabote pour pouvoir l’envelopper, le contenir. Mais l’objet résiste, et l’artiste capte cette résistance. Dans toutes les toiles, il y a de la résistance, dès ce lit primordial et immaculé duquel le corps se tire et auquel il s’oppose, tête enfouie, regard dérobé – non, il ne se donnera pas, fuyant bien que là. Dans ce contexte natal, le corps presque épanoui n’est pas lisse, mais il glisse. Drapé comme une rivière, à la fois paysage et liquide. Assigné et fugitif. L’objet veut le regard, mais ne le rend pas, il l’emmagasine jusqu’à pouvoir donner le sien une fois libéré, advenu à une certaine autonomie. Promesse de conte trouble et cruel. Trouble parce que l’objet contemplé provoque du trouble chez celui qui le contemple. Et cruel parce qu’il est clair que cet objet n’appartient et n’appartiendra à personne, bien que pouvant susciter la convoitise. Regard direct et franc de l’objet devenu fille, sans fleurs ni couronnes, conscient de son geste souverain, officié par une main pailletée d’or. L’objet en processus d’individualisation a quelque chose à exprimer qui dépasse ce qu’en perçoit le regard ; et le regard, pour le saisir, doit devenir à son tour patient, et l’objet devenir agent, c’est-à-dire un sujet autonome, là devant, séparé, autre. Alors on s’approche, on regarde de près, close up, absence de ligne de fuite, pas d’échappatoire, le regard s’engouffre dans la chair, est absorbé, subit l’effet d’une puissance agissante, qui n’est autre que le corps lui-même dans la gloire de son magnétisme bien matériel, incarné par la peinture qui rend présente la chose même, cette dynamique du corps, qui utilise tout le spectre de la lumière, du blanc au noir, des qualités de réflexion totale d’une surface irrémédiablement blanche à celles d’absorption du trou noir. Histoire de passage, affaire de seuil. Mais le chemin tracé n’est pas de sublimation, le but, c’est l’enfouissement dans l’épaisseur profuse des cheveux, un bain dans la matière puissamment mise en forme dans le corps féminin qui déploie sa puissance de rayonnement, fait de surfaces réfléchissantes et opaques, impénétrables, à contempler.

Mériam Korichi, docteur en philosophie, dramaturge, metteur en scène et écrivain

L’origine a comme un goût de cendre

Dans son oeuvre récent, Katia Bourdarel convoque un thème qui lui est cher : celui de la cabane, comme lieu matriciel. Depuis le début des années 2010, Katia Bourdarel a réalisé diverses séries, telles que Les Medicanes, Entre ciel et mer ou Le secret. Variations et explorations techniques grâce auxquelles l’artiste a renouvelé l’approche du motif, allant de l’usage de la cire à celui de la céramique, du bois à la vidéo d’animation. Résonances contemporaines des mythes archaïques, on retrouve dans ces séries une même ambivalence archétypale où s’unissent le voir et le caché. Une dichotomie universelle qui fond l’obscur, le souterrain, l’inquiétude dans la lumière, la beauté, la féérie.

Aujourd’hui, avec l’oeuvre intitulée Emzara, Katia Bourdarel renoue avec ce sous-bassement mythologique et cette ambivalence primordiale. Elle y revisite le mythe de l’Arche de Noé, de manière inversée et refondue dans un modèle féminin. Occultée dans les textes bibliques, la figure d’Emzara est ici re-convoquée. Femme de Noé qui porte le destin de l’espèce humaine dans l’Arche : elle est source matricielle de vie, symbole de la survie de l’humanité, notre mère originelle. Sous les mains de Katia, elle devient l’entité qui contient le chaos. Une cabane de bois brûlé, à l’allure bricolée, d’une archaïque beauté. Telle une vieille charrette montée sur roue, nomade, portant une parole de lieu en lieu. En son dedans, lumières et sons tonitruants d’orages : sa beauté inquiétante irradie de l’intérieur vers l’extérieur.

Dans le silence de nos vies, la charge mythique d’Emzara résonne fort. Elle vibre d’actualité. Inversement à l’Arche de Noé, au lieu de protéger du chaos du monde, elle le contient. Face à l’état d’urgence du monde, en proie aux pollutions environnementales, aux dérèglements climatiques et menaces d’extinction des espèces, Emzara nous interroge. Sur nous et sur notre rapport à la Nature. Que voulons-nous pour demain ? Contenir un peu de notre folie destructrice pour préserver la vie dehors. Ou bien se résoudre à ne voir protégés que quelques privilégiés, dont le pouvoir se monnaye comme garantie de leur préservation, pendant que dehors la vie décline, jusqu’à ce que viennent déluges et fin du monde.

Amélie Adamo, critique d’art, commissaire d’expositions et auteure


L’exigence circulaire

L’exigence circulaire… Cette exigence mise en scène, exposée, libérée, révélée ; exigence qui veut que l’être se déploie dans une oscillation tournant en cercle, mouvement qui va du plus intérieur au plus extérieur, de l’intériorité non développée à l’extériorisation qui aliène. Maurice Blanchot a sans doute été l’un des premiers à identifier clairement cette tournure de l’esprit avant de préciser « … aliénation qui s’extériorise jusqu’à la plénitude accomplie et réintériorisée. Mouvement sans fin et cependant toujours achevé ». Il y a effectivement ce vertige dans les œuvres de Katia Bourdarel, une sorte de mise sous tension qui au-delà des figures, au-delà même de ce qui est à voir, ouvre sur l’insondable relation que chacun entretient avec le réel. Question essentielle, massive, sans doute la seule qui vaille aujourd’hui la peine d’être posée. De ce rapport à soi qui découvre l’insondable difficulté à retranscrire ce que nous donne le monde et ce que lui donnons en retour surgit l’étrange conviction qu’il y a dans cet acte quelque chose qui se perd et s’altère. D’où chez cette artiste la volonté de travailler à partir de son environnement le plus immédiat, de son expérience de femme et aussi de mère.

Chez Katia Bourdarel, ce besoin de parler d’elle et du monde est implicite, presque caché, dissimulé, s’incarnant dans quelques thèmes qui sont autant de voiles qu’il convient de soulever avec précaution. Finalement, toute l’œuvre de cette artiste secrète lutte contre notre univers, contre l’abandon de tous à la férocité sans limite d’un libéralisme outrancier qui n’a pour but que de transformer nos rêves en besoins dûment quantifiés. Katia Bourdarel prend donc acte de cette résignation euphorisée qui est l’apanage de nos civilisations et la retourne, l’inverse, démontrant par la même occasion qu’il est encore possible de ré-enchanter notre monde.

Dans l’exposition Les nuits de Psyché, présentée à la galerie Eva Hober, à Paris, en 2012, il est donc question de Psyché et Éros. On se souvient combien, dans l’épisode de la mythologie grecque, Psyché symbolise l’âme humaine en quête d’une forme d’absolu : l’amour. Mais derrière l’absolu se cachent aussi d’autres forces, plus sombres, plus terribles. L’histoire de Psyché et d’Éros est avant tout l’histoire d’une

mise à l’épreuve, d’une suite ininterrompue de blessures faites à l’âme, d’égarements, d’errances, d’impossibilités à voir l’autre, à le comprendre, à l’accepter dans son irréductible singularité. Bien des épisodes restent sous le sceau d’une violence visible dans l’asservissement des personnages par leurs proches et leurs ennemis. Il faut donc l’intervention des dieux pour dénouer les fils de ces destins tragiques. Depuis la Renaissance, les artistes ont usé de ce thème non seulement pour chanter les vertus de l’amour mais aussi pour exposer les sombres ressorts de la nature humaine. Des fresques de Raphaël à la villa Farnesina de Rome (1513) en passant par Le Caravage (Psyché reçue dans l’Olympe, 1524), Boucher (Mariage de Psyché et l’amour, 1744), ou même Fragonard (Psyché montrant à ses sœurs les cadeaux de Cupidon, 1753), tous ont évidemment insisté sur le caractère sensuel de la rencontre, affirmant combien un tel thème permettait, à défaut d’exposer les ressorts de l’âme humaine, de mettre à nu les secrets du corps féminin. Mais au-delà d’un érotisme magnifié et trop souvent factice (notamment chez Bouguereau avec son Enlèvement de Psyché de 1895), Psyché et Éros libèrent des forces terribles qui vont constituer le terreau d’une forme de mélancolie.

C’est évidemment de ce côté-là que se situent les œuvres de Katia Bourdarel.

En puisant son inspiration chez Antonio Canova dont le Psyché ranimée par le baiser de l’Amour (1793) et L’Amour et Psyché (vers 1793) constituent un summum de l’art classique, Katia Bourdarel amplifie un tension entre ce qui est porté à la visibilité – deux corps amoureux – et ce qui demeure caché mais n’en est pas moins le sujet principal de l’exposition même si, sur un mode faussement détaché, elle n’hésite pas à affirmer : « La plupart du temps, mon travail commence par une vague intuition nourrie par des restes de connaissances du mythe ou du conte. C’est après cette première envie que je me documente. La narration est un prétexte à la forme et à la matière, et c’est peut-être aussi une sorte de filtre, un moyen de cacher ou de légitimer mes interrogations derrière la permanence du mythe. C’est la petite histoire qui côtoie la grande histoire. Ce qui demeure le plus important, ce sont les sentiments vécus ou sublimés, et par conséquent les errances poétiques davantage que les connaissances. »

Damien Sausset, directeur du centre d’art Transpalette à Bourges et critique d’art.

Détruire par amour 
Entretien avec Katia Bourdarel par Léa Bismuth

Léa Bismuth : Dans l’une de tes toiles, il y a une référence directe à la fameuse sculpture de Canova – Psyché ranimée par le baiser de l’Amour (1793) conservée au musée du Louvre. Peux-tu nous parler de tes sources d’inspiration pour cette exposition ?

Katia Bourdarel : La plupart du temps, mon travail commence par une vague intuition nourrie par des restes de connaissances du mythe ou du conte. C’est après cette première envie que je me documente. La narration est un prétexte à la forme et à la matière, et c’est peut-être aussi une sorte de filtre, un moyen de cacher ou de légitimer mes interrogations derrière la permanence du mythe. C'est la petite histoire qui côtoie la grande histoire. Ce qui demeure le plus important, ce sont les sentiments vécus ou sublimés, et par conséquent les errances poétiques davantage que les connaissances.

Jusqu’à présent, j'ai essentiellement travaillé autour des contes. De Peau d’Ane au Petit Chaperon rouge en passant par Frérot et Sœurette, c’est Perrault et les Frères Grimm que je convoque sans cesse. J’ai voulu m’intéresser ici au mythe de Psyché et d’Eros, à travers la version écrite par Apulée, qui fut certainement le premier conte, celui qui a inspiré l'écriture des contes occidentaux qui m'ont bercée. On y retrouve : Cendrillon, La Belle et la Bête etc. Je me suis penchée sur ce mythe qui commence par « il y avait une fois » et qui raconte les amours de Psyché, la plus belle des mortelles, et d’Eros, Dieu de l’Amour. Ce qui m’amusait là, c’était avant tout la question de la métamorphose, c’est-à-dire le passage d’un état à un autre. Ici, la métamorphose est une apothéose, puisque la mortelle deviendra déesse. Mais que perd-elle et que gagne-t-elle ? La question qui se pose concerne les enjeux d'une telle transformation.

LB : Il est vrai que dans ton œuvre, cette question du passage est centrale : le passage est le basculement vers une nouveauté et un saut dans l’inconnu. Est-ce que ces Nuits de Psyché qui donnent leur nom à l’exposition, constituent aussi de telles matrices de transformation ?

KB : Les Nuits de Psyché sont des nuits répétitives et cycliques. Ce sont toutes les nuits où l’on s’endort pour mieux s'abandonner, celles de l’attente ardente de l’amant, avec une cadence sérielle, comme le cycle de la vie où les émois travaillent le corps en profondeur. Mais, ces mêmes nuits ouvrent aussi sur les larmes, les sueurs, les frémissements, elles ouvrent sur la nuit de la mort qui emporte Psyché dans l'autre monde : elle en sortira grâce à Eros et reviendra amoureusement à la vie. Et puisqu’elle a su faire le voyage, le passage vers la mort n’a plus rien d’irrémédiable ; elle peut jouer avec. En même temps, les nuits sont celles qu’il faut parfois traverser pour arriver à ses fins, elles nous renvoient à nos faiblesses, à nos espoirs et à nos rêves.

En cela, ces nuits sont des matrices de transformations. Il y a toutes sortes de passages : le passage de l’enfance à l’adulte est très présent ; des frontières troubles entre le sommeil, la petite mort et la mort elle-même ; celui de l'obscurité à la lumière représenté par le motif pictural des yeux fermés est très important car il porte en lui toute cette ambiguïté et insiste sur le fait que Psyché ne peut pas voir l'objet de son amour. Elle ne sait pas à quel monde il appartient, sa nature lui échappe, elle n'entend que sa voix et doit donc le découvrir avec d'autres sens que la vue. D'où cette volonté de représenter Psyché les yeux fermés ou face contre terre, dans cette impossibilité de voir. Quand elle décidera de voir, elle perdra son amour candide.

LB : Dans ton travail, tu as souvent utilisé ta propre image et cela fait longtemps que tu travailles aussi avec tes enfants pour modèles – ta fille et ton fils. Comment cela s’est-il passé ici, dans ce contexte amoureux ? En quoi leur relation peut-elle faire écho au mythe ?

KB : Dans leur extrême jeunesse, mes enfants me permettent de toucher du doigt l’origine des choses, l’essence première du sentiment. J’ai toujours travaillé avec eux, plus généralement avec ma fille, comme un double. Mais ce n’est pas un hasard si ce travail sur ce conte arrive maintenant dans ma vie et la leur : à l'instar de Psyché et Eros, ils sont eux aussi dans la découverte de l’amour. Mais il est moins question de l’amour charnel que de l’abandon de l’amour de soi pour arriver à l’amour de l’autre et par là, à un amour parfait. C'est le prix du renoncement pour un devenir adulte. Bien que ces différentes formes d'amour coexistent et que la perfection n'est atteignable que dans le divin.

Dans un premier temps, Psyché aime ce que sa beauté lui a apporté, à savoir le sublime Eros. Elle passe du narcissisme à la privation, puis au désir qui lui permet l'éveil des sens. Grâce à l'Amour, Psyché accède à la beauté de l'âme. Devenant divine, elle est le lien entre la terre et le ciel, symbolisant ces allers retours incessants entre l'amour passion et l'amour sublimé.

LB : L’exposition me semble fondée sur une dialectique entre la vie et la mort. J’ai l’impression que les deux grandes toiles au fond blanc fonctionnent comme un contrepoint d’une suite de peintures noires représentant une noyée se perdant progressivement dans des eaux profondes. Et je pense à tes mots : « Dans la beauté, je distille le poison ». La beauté est-elle toujours mortelle, un peu comme les préraphaélites le suggéraient déjà en mettant en scène de belles noyées aux chevelures ondulantes ?

KB : La beauté transcende le vivant, elle incarne la peau jeune et fraîche, dissimulant aux yeux de tous le trouble des profondeurs. La beauté parle de surface. C'est quand les profondeurs remontent à la surface qu'un glissement s'opère, déchire l'enveloppe et l'inonde.

Psyché n'est-elle pas la réplique d'Aphrodite, « la toute belle », la Déesse de l'amour?

Ces fonds noirs ouvrent sur un monde parallèle, ces eaux sont un endroit dormant, domaine des disparus, des absents, des morts.  L'eau peint par ses reflets un double de soi. C'est la fascination de sa propre image. L'image est peut-être plus réelle que le réel, plus belle ou plus mystérieuse. Il s’agit d’aller voir dans les profondeurs, entre apparition et disparition. L’eau devient matière miroitante et passage à un autre état. Il y a un devenir hydrique.

Le format très panoramique Les eaux dormantes reprend l’idée du fleuve des Enfers : on y voit un corps qui se déplace à l’intérieur, dans une légère mouvance. Je suis partie du Styx mais en travaillant, je me suis rendue compte que j’allais dans une autre direction : vers quelque chose de moins vibrant, de moins coulant, de plus lourd. Vers une contemplation de la profondeur immobile où l'on peut choisir de voir ou de ne pas voir, de voir le fond ou la surface.

Dans l’une de ces toiles, il y a un regard, le seul. Il nous dit qu'il est en train de quitter quelque chose ; c'est de l'ordre de la mélancolie. Dans ces notions de passages, il est toujours question de perte, de renoncement, pour se retrouver dans un territoire de « l’entre deux », entre la vie et la mort.

Ces eaux sont une invitation à mourir.

Concernant les deux toiles au fond blanc, elles interviennent en effet comme un contrepoint, le plein du blanc en opposition au vide du noir. Ce sont des toiles lumineuses, jaillissantes. J'ai essayé de signifier un autre vertige. Ce n'est plus un abandon dans des eaux lourdes, mais un abandon dans les bras de l'autre. Dans la beauté des surfaces, j'ai tenté d’insuffler de la grâce dans ces attitudes.

LB : Comment ces sculptures de Cerbère ponctuent-elles le parcours de l’exposition ? Sont-elles à comprendre différemment que tes sculptures de louves noires ?

KB : Ce sont des jouets malmenés. Il s’agit là d’amadouer la mort. Dans le mythe, Psyché passe dans l'autre monde et en revient, c'est la première héroïne mythologique à pouvoir s'extraire des Enfers. Pour cela, elle amadoue Cerbère avec un gâteau au vin. On peut donc sortir du domaine de la mort et retourner à la vie, jouer avec la mort. Les Cerbères deviennent des jouets à bascule, oscillants dans une danse incessante. Ils n’ont de menaçant que leurs dents acérées. Les louves, elles, étaient habillées de masques séduisants, dépouilles de chasses antérieures, sous lesquels elles cachaient leur fureur. Elles étaient très différentes, dévoreuses d'hommes, incarnant une féminité sauvage et extravertie qui défend son territoire. Je voulais parler des louves comme on parle des femmes, au-delà d’un simple point de vue anthropomorphique, comme des alter ego. Ici, les Cerbères deviennent des objets du destin, comme une relique d’un événement passé. Soumis et domestiqués, ils incarnent d'une façon plus masculine leur agressivité, leur pulsion de mort.

En les brûlant, je tente de les abîmer de manière quasi sauvage. L’idée étant d’agresser passionnément la chair, comme lorsque l'on aime trop et que l'on a envie de mordre, de manger, de détruire par amour l’objet de son amour pour mieux le posséder.

LB : De la peinture à la sculpture, peut-on parler d’un passage vers la chair ?

KB : Dans mon travail de peinture, ici, je parlerais davantage de « peau », une peau sensuelle et érotisée qui contient le corps et le sang. Tout semble jouer en surface, la beauté réaliste de la peinture nous maintient à distance, c'est seulement après un temps privilégié passé à caresser la toile, à dialoguer avec elle, que des porosités vers l’intérieur s’opèrent. Si dans les peintures la peau est lisse, dans les sculptures elle est attaquée, brûlée jusqu'aux chairs. Un peu comme si l'on avait en peinture une représentation de l'endroit de la peau, et en volume une représentation de l'envers, nous dévoilant sa matière, sa chair douloureuse et exaltée.

LB : J’ai l’impression qu’il y avait davantage de cruauté dans tes œuvres précédentes. Je pense notamment à l’œil ensanglanté et bataillien d’un agneau sacrifié dans une aquarelle. Il n’y a pas de sang, ici la mort est calme…

KB : Ici, la cruauté est déplacée, plus contemplative qu’éprouvée. La beauté et la spiritualité ont remplacé la matière même de cette épaisseur de chair dont je parlais précédemment.

Comme je te le disais, dans cette exposition, la chair est moins présente, j’ai davantage voulu travailler la question de la perte et du renoncement. Dans l’installation  Les Larmes lourdes  accrochée au plafond – des pièces de bois et des diamants retenus par des fils de coton –, je pense au sentiment qu’on a eu un instant, au moment de posséder quelque chose avant de le perdre. C’est une traduction de l’impalpable. L’installation fonctionne comme des larmes, qui se reflètent dans un miroir noir, dans des profondeurs, avec cette vaine tentative de retenir l'instant qui fuit. Les ailes et les crânes d’oiseaux réalisés en bois calciné sont les différentes parties du visage et du corps d'Eros : c'est ce que Psyché a cru voir un instant. Il y a la lourdeur des larmes, à peine tenues par des fils crochetés qui tentent de fixer les choses, de les immortaliser en les retenant à la vie.

D'autre part, la toile dans laquelle Psyché est étendue face contre terre, déposée sur une prairie, nous parle de l'attente de ces nuits qui la ramènent aux plaisirs sexuels et s'opposent à sa vie ennuyeuse au palais. Elle éprouve le vide de sa vie de plaisir. Mais la peinture noire et blanche de la prairie se décroche de son corps et ouvre une tombe qui nous parle déjà d'un temps abandonné par le désir d’accéder à d'autres connaissances. Psyché laisse son animalité au bord de la prairie et ce champ rempli de fleurs pourrait être son linceul. La cruauté est sans doute moins apparente que dans les expositions précédentes, mais elle est ici présente de façon plus ambiguë. Derrière le masque de cette beauté romantique de la mort, il y a quelque chose de suicidaire.

LB : Cette installation que tu as évoquée représente un oiseau démembré dont les ailes et les crânes seraient dispersés et perdus dans une petite constellation de diamants. De quelles « larmes » s’agit-il et qui les a versées ?

KB : Psyché étant condamnée à épouser un monstre qu’elle ne pourra voir, s’imagine avoir affaire à une « bête » dans son lit : elle touche ses ailes et cette installation d’un oiseau démembré est comme une recomposition mentale du corps de son amant. Quelle que soit la nature de ce personnage, elle en est tombée amoureuse. En coupant ici la tête d'Eros, le monstre qui a tué en elle la jeune fille, Psyché pleure son innocence d'enfant. Ces larmes, ce sont sa virginité prise par le monstre qu’elle aime (et qu'elle a perdu en ouvrant les yeux).

LB : De manière générale, et au-delà des mythes et des contes, ta démarche est-elle autobiographique ?

KB : Oui, mon travail est indissociable de ma vie, mais aussi de mes fantasmes, de mon imaginaire. La narration n’est plus qu’un prétexte révélateur.

Léa Bismuth, critique d’art, commissaire d’exposition et enseignante en histoire de l’art.